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Petit précis de survie à la CourPar
Francois Noel de VoltaireImprimé aux despens de l'auteur et se vend
A PARIS
A l'Académie Royale de France, Au palais,
Vis à vis la porte de l'Eglise de la Ste Chapelle
à l'image S. Loiiis.
Avec le privilège du Roy
Exemplaire 1/30
Offert à Sa Majesté Béatrice
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PréfaceI. L’esprit et le génie.Ce sont les deux points où consiste la réputation de l’homme. Avoir l’un sans l’autre, ce n’est estre heureux qu’à demi. Ce n’est pas assez que d’avoir bon entendement, il faut encore du génie. C’est le malheur ordinaire des malhabiles gens de se tromper dans le choix de leur profession, de leurs amis, et de leur demeure.
II. Ne se point ouvrir, ni déclarer.L’admiration que l’on a pour la nouveauté est ce qui fait estimer les succès. Il n’y a point d’utilité, ni de plaisir, à jouer à jeu découvert. C’est le moyen de tenir les esprits en suspens, surtout dans les choses importantes, qui font l’objet de l’attente universelle. Cela fait croire qu’il y a du mystère en tout, et le secret excite la vénération. Dans la manière de s’expliquer, on doit éviter de parler trop clairement ; et, dans la conversation, il ne faut pas toujours parler à cœur ouvert. Le silence est le sanctuaire de la prudence.
III. Ne pas tenir toujours un même procédé.Il est bon de varier, pour frustrer la curiosité, surtout celle de vos envieux. Car, s’ils viennent à remarquer l’uniformité de vos actions, ils préviendront et, par conséquent, ils feront avorter vos entreprises. Il est aisé de tuer l’oiseau qui vole droit, mais non celui qui n’a point de vol réglé. Il ne faut pas aussi toujours ruser, car, au second coup, la ruse serait découverte. La malice est aux aguets, il faut beaucoup d’adresse pour se défaire d’elle. Le fin joueur ne joue jamais la carte qu’attend son adversaire, encore moins celle qu’il désire.
IV. Estre homme de mise.L’érudition galante est la provision des honnêtes gens. La connaissance de toutes les affaires du temps, les bons mots dits à propos, les façons de faire agréables, font l’homme à la mode ; et, plus il a de tout cela, moins il tient du vulgaire. Quelquefois un signe, ou un geste, fait plus d’impression que toutes les leçons d’un maistre sévère. L’art de converser a plus servi à quelques-uns que les sept arts libéraux ensemble.
V. Le savoir et la valeur font réciproquement les grands hommes.Ces deux qualités rendent les hommes immortels, parce qu’elles le sont. L’homme n’est grand qu’autant qu’il sait ; et, quand il sait, il peut tout. L’homme qui ne sait rien, c’est le monde en ténèbres. La prudence et la force sont ses yeux et ses mains. La science est stérile, si la valeur ne l’accompagne.
VI. Se rendre toujours nécessaire.Ce n’est pas le doreur qui fait un Dieu, c’est l’adorateur. L’homme d’esprit aime mieux trouver des gens dépendants que des gens reconnaissants. Tenir les gens en espérance, c’est courtoisie ; se fier à leur reconnaissance, c’est simplicité. Car il est aussi ordinaire à la reconnaissance d’oublier, qu’à l’espérance de se souvenir. Vous tirez toujours plus de celle-ci que de l’autre. Dès que l’on a bu, l’on tourne le dos à la fontaine ; dès qu’on a pressé l’orange, on la jette à terre. Quand la dépendance cesse, la correspondance cesse aussi, et l’estime avec elle. C’est donc une leçon de l’expérience, qu’il faut faire en sorte qu’on soit toujours nécessaire, et mesme à son prince ; sans donner pourtant dans l’excès de se taire pour faire manquer les autres, ni rendre le mal d’autrui incurable pour son propre intérest.
VII. Procéder quelquefois finement, quelquefois rondement.La vie humaine est un combat contre la malice de l’homme mesme. L’homme adroit y emploie pour armes les stratagèmes de l’intention. Il ne fait jamais ce qu’il montre avoir envie de faire ; S’il dit un mot, c’est pour amuser l’attention de ses rivaux, et, dès qu’elle est occupée à ce qu’ils pensent, il exécute aussitost ce qu’ils ne pensaient pas. Celuy donc qui veut se garder d’estre trompé prévient la ruse. Il entend toujours le contraire de ce qu’on veut qu’il entende, et, par là, il découvre incontinent la feinte. Il laisse passer le premier coup, pour attendre de pied ferme le second, ou le troisième. Et puis, quand son artifice est connu, il raffine sa dissimulation, en se servant de la vérité mesme pour tromper. Il change de jeu et de batterie, pour changer de ruse. Son artifice est de n’en avoir plus, et toute sa finesse est de passer de la dissimulation précédente à la candeur.
VIII. Se bien garder de vaincre son maistreToute supériorité est odieuse ; mais celle d’un sujet sur son prince est toujours folle, ou fatale. L’homme adroit cache des avantages vulgaires, ainsi qu’une femme modeste déguise sa beauté sous un habit négligé. Il se trouvera bien qui voudra céder en bonne fortune, et en belle humeur ; mais personne qui veuille céder en esprit, encore moins un souverain. L’esprit est le roi des attributs, et, par conséquent, chaque offense qu’on lui fait est un crime de lèse-majesté. Les souverains le veulent estre en tout ce qui est le plus éminent. Les princes veulent bien estre aidés, mais non surpassés. Ceux qui les conseillent doivent parler comme des gens qui les font souvenir de ce qu’ils oubliaient, et non point comme leur enseignant ce qu’ils ne savaient pas.
IX. Traiter avec ceux de qui l’on peut apprendre.La conversation familière doit servir d’école d’érudition et de politesse. De ses amis, il en faut faire ses maistres, assaisonnant le plaisir de converser de l’utilité d’apprendre. Entre les gens d’esprit la jouissance est réciproque. Ceux qui parlent sont payés de l’applaudissement qu’on donne à ce qu’ils disent ; et ceux qui écoutent, du profit qu’ils en reçoivent. Notre intérest propre nous porte à converser. L’homme d’entendement fréquente les bons courtisans, dont les maisons sont plutost les théâtres de l’héroïsme que les palais de la vanité.
X. Se servir d’esprits auxiliaires.C’est où consiste le bonheur des grands que d’avoir auprès d’eux des gens d’esprit qui les tirent de l’embarras de l’ignorance en leur débrouillant les affaires.
L’homme a beaucoup à savoir, et peu à vivre ; et il ne vit pas s’il ne sait rien. C’est donc une singulière adresse d’étudier sans qu’il en couste, et d’apprendre beaucoup en apprenant de tous. Après cela, vous voyez un homme parler dans une assemblée par l’esprit de plusieurs ; ou plutost ce sont autant de sages qui parlent par sa bouche, qu’il y en a qui l’ont instruit auparavant.
XI. La chose et la manière.Ce n’est pas assez que la substance, il y faut aussi la circonstance. Une mauvaise manière gaste tout, elle défigure mesme la justice et la raison. Au contraire, une belle manière supplée à tout, elle dore le refus, elle adoucit ce qu’il y a d’aigre dans la vérité.
XII. N’estre point trop prosné par les bruits de la renommée.C’est le malheur ordinaire de tout ce qui a été bien vanté, de n’arriver jamais au point de perfection que l’on s’était imaginé. La réalité n’a jamais pu égaler l’imagination, d’autant qu’il est aussi difficile d’avoir toutes les perfections qu’il est aisé d’en avoir l’idée.
Quelque grandes que soient les perfections, elles ne contentent jamais l’idée. Et, comme chacun se trouve frustré de son attente, l’on se désabuse au lieu d’admirer. L’espérance falsifie toujours la vérité. C’est pourquoi la prudence doit la corriger, en faisant en sorte que la jouissance surpasse le désir. Certains commencements de crédit servent à réveiller la curiosité, mais sans engager l’objet. Quand l’effet surpasse l’idée et l’attente, cela fait plus d’honneur. Cette règle est fausse pour le mal, à qui la mesme exagération sert à démentir la médisance ou la calomnie avec plus d’applaudissement, en faisant paraistre tolérable ce qu’on croyait estre l’extrémité mesme du mal.
XIII. L’homme dans son siècle.Les gens d’éminent mérite dépendent des temps. Il ne leur est pas venu à tous celui qu’ils méritaient ; et, de ceux qui l’ont eu, plusieurs n’ont pas eu le bonheur d’en profiter. D’autres ont été dignes d’un meilleur siècle. Témoignage que tout ce qui est bon ne triomphe pas toujours. Les choses du monde ont leurs saisons, et ce qu’il y a de plus éminent est sujet à la bizarrerie de l’usage. Mais le sage a toujours cette consolation qu’il est éternel ; car, si son siècle lui est ingrat, les siècles suivants lui font justice.